Et si la procrastination, permettait de faire un pas vers l’organisation apprenante ?
Souvent perçu comme un défaut individuel, la procrastination peut être au service du collectif
Le 25 mars marque la journée de la procrastination ou l'art de reporter à demain, ce qui l’on pourrait faire le jour même. Une tendance réelle, car 56% des hommes et 47% des femmes seraient des retardataires chroniques. Plutôt perçus comme un défaut, Isabelle Lafond, coach professionnelle au sein d’Hibyrd intervenant en entreprise et en organisation publique nous livre son analyse.
Hibyrd. Les termes procrastination et entreprise font il bon ménage ?
Isabelle Lafond - coach professionnelle au sein d’Hibyrd. De prime abord, nous pourrions dire non ! Et pourtant, forcément un peu, puisque, comme je pense que la procrastination est un phénomène naturel chez l’être humain, on ne peut pas tellement faire sans. En effet, nous sommes des individus complets dans l'entreprise, donc nous venons avec nos qualités mais aussi avec nos défauts. Nous évoluons au quotidien dans l’entreprise avec tout ce qui nous compose. Donc la procrastination entre forcément dans l'entreprise.
Ainsi la procrastination dans l'entreprise, cela existe oui, et je le vois au quotidien. Je pense que quiconque participe à une vie d'entreprise ou d’organisation publique, que ce soit en tant que salarié ou prestataire ou consultant, voit régulièrement des individus qui disent, ou qui se disent à eux-mêmes, « oui je dois faire cela mais je verrai demain, oui, je le ferais demain. ». Reporter au lendemain ce que nous pourrions faire le jour même, oui, cela existe et pour différentes raisons : nous préférons faire autre chose, on se sent fatigué, les idées ou actions ne sont pas mûres, …donc on verra demain. La procrastination individuelle existe bien, elle fait partie de l'entreprise et il faut faire avec ! De plus, la culture de l'entreprise peut elle-même entretenir, une certaine procrastination.
En somme, en plus de la procrastination individuelle, il peut exister, en entreprise, une procrastination collective ?
Oui, et c'est là où cela devient intéressant, je trouve. Le lien individuel et collectif est intéressant à faire. Nous savons tous qu’il existe des cultures d'entreprises où il est difficile de décider, ou dès qu’il faut décider cela prend beaucoup de temps avec de nombreuses réunions. Je le vois régulièrement lors de mes interventions en entreprise. Par exemple, les participants à une réunion discutent du cadre du sujet mais pas du sujet lui-même. Cette posture permet d’occuper le temps. C'est une forme de procrastination, de discuter du cadre, de contester, de s'affirmer. Tout ça pour ne pas se mettre au travail d'une certaine façon, pour ne pas affronter le sujet en profondeur. Donc oui, la procrastination collective existe, et comme je vous le présente elle est un défaut. Parce qu'en effet, un manque de décision ou, des personnes qui se chamaillent sur un sujet, sur l'intérêt ou pas de travailler le sujet plutôt que de s'y atteler vraiment, ça peut être un défaut.
Alors procrastiner collectivement en entreprise est le symptôme de quoi?
Et c'est là, où cela commence à devenir intéressant. Vous dites bien, c'est un symptôme, donc ça dénote de quelque chose. Moi, en tant que coach professionnelle, quand je perçois un symptôme, quand je relève ce genre de comportements individuels ou collectifs, je me dis tiens, il y a quelque chose. Et le symptôme de quoi, moi, je ne le décode pas forcément. Mais, comme vous le dites, je ressens que c'est un symptôme. Donc je me fais le miroir ou le reflet, je le renvoie au client, en lui disant : « depuis le début de la réunion, cela fait maintenant vingt minutes que vous discutez sur l’opportunité du sujet au lieu de travailler sur le sujet en lui-même. Cette posture collective est le symptôme de quoi ? » Rien que de dire cette phrase, cela fait réagir. Les participants se regardent et disent « oui, c’est à cause de …. » C’est souvent le symptôme de problèmes de management, le symptôme des collaborateurs qui ne se sentent pas en phase avec le sens du travail à faire, donc plutôt de dire « moi, je ne suis pas d'accord sur le contenu » ils vont commencer par s'attaquer, au cadre, aux conditions, à celui qui a posé le sujet plutôt que d'affirmer qu’il n’est pas forcément d'accord.
Et puis le manque de décision, cela peut être aussi tout simplement parce que le projet n'est pas mûr et là je qualifierai que la procrastination est positive, à condition que l'organisation ou l'équipe s'en rende compte. C’est à dire que quand nous discutons d'un sujet et que ne sommes pas encore prêt à décider, en remettant la décision à plus tard, c’est peut-être tout simplement que la décision n'est pas mûre. Mais ce qui est important, c'est de s'en rendre compte. Il arrive parfois de ne pas pouvoir décider, de ne pas pouvoir avancer, de devoir reporter au lendemain une action car les collaborateurs ne sont pas alignés les uns avec les autres, parce qu'il y a besoin de maturation individuelle et collective. Il y a besoin de reparler du sujet. Si je prends une image, dans l’univers du vivant, il est nécessaire parfois de laisser petit à petit la graine pousser parce que la discussion, les échanges nourrissent la terre et permettent ainsi à la graine de germer et de grandir.
Si nous ne sommes pas conscients que nous sommes en train de préparer la terre pour qu'il pousse une plante le lendemain, nous pouvons nous dire « on n'y arrive pas, on fait autre chose ». Et le risque est alors de jeter tout ce qui a été fait, toute la terre, les graines et le compost. Le lendemain, en reprenant le sujet, l’équipe repart de zéro. Et elle s’est appauvrit de tout ce qu’elle a jeté. La réflexion collective devient de plus en plus difficile. La décision peut encore être repoussée ou pire prise avec de mauvais ingrédients. Au cours de ces moments, j’accompagne l'équipe à prendre conscience de ce qui se passe à l'intérieur du groupe et à l’intérieur de chacun. Je les aide à prendre conscience, que, le groupe est en phase de gestation, en phase de maturation. Chacun pose une idée, le dialogue intervient comme pour mettre tous les éléments en contact les uns avec les autres puis il faut donner du temps, jusqu’au lendemain, pour laisser la nature faire son travail. La graine va finir par germer. Nous pouvons alors dire que la procrastination est très positive.
Peut-on résumer en affirmant qu’il y a une bonne procrastination et une mauvaise procrastination. La mauvaise étant liée uniquement à la gestion de temps et la bonne procrastination révélant des problèmes de management ou de posture collective par rapport à un projet ?
Je ne dirais pas qu’il y a une bonne et une mauvaise procrastination : la procrastination existe. Comme je le disais précédemment, de toute façon, la procrastination fait partie de l'être humain. Elle prend naissance dans le fait que sur différents projets ou sujets, il y a besoin de temps de maturation, de temps d'alignements. Et je reviens à la question qu’un collaborateur est en droit de se poser « est-ce que je suis en phase avec le sujet ? » Parce que procrastiner, c'est peut-être le symptôme de « ça ne me correspond pas, que ce soit à titre individuel ou à titre collectif », ou que tout simplement le sujet n'a pas lieu d'être. La procrastination, de toute façon, est naturelle. Elle fait partie de la vie de l'entreprise, de l'individu et du collectif. Il n'y a pas de bonnes ou de mauvaises procrastinations. Cela devient un souci s'il n'y a pas la prise de conscience. A mon sens, le plus important, c'est cette prise de conscience.
Quand j'accompagne nos clients, j’attache une attention particulière à la prise de conscience de chacun sur « qu'est ce qui est en train de se passer ? ». Est-ce le reflet d’un problème dans l’équipe, un conflit ou une question de management ? Ou est-ce l’expression de quelque chose de qui est en train d’être semé, de germer, de mâturer pour éclore plus tard ? Dans le 1er cas, il y a un sujet à affronter ensemble pour en sortir positivement. Dans l’autre cas, il y a juste à être conscient qu’il faut laisser du temps en préservant le compost et les graines semées afin de récolter plus tard.
Alors la procrastination collective ou la somme des procrastinations individuelles, ne pénalise pas forcément le groupe ou une équipe projet ?
Non, la procrastination collective ne pénalise pas forcément le groupe. Vous avez dit la procrastination collective ou la somme des procrastinations individuelles, malheureusement, cela ne marche pas comme cela parce que la procrastination collective, ce n'est pas la somme des procrastinations individuelles. C'est quelque chose en plus du groupe, donc c'est encore plus complexe. C’est-à-dire qu’il y a les procrastinations individuelles, qui ne vont pas forcément du tout être synchronisées les unes avec les autres. Et en plus, il y a la procrastination du groupe qui est une personne ou un être en lui-même. Donc, tout cela, vivant d'une façon reliée, mais indépendante les uns des autres. Quand je dis relié, c'est à dire que l'un a un impact sur l'autre, c'est que ma procrastination individuelle peut avoir un impact sur le collectif et ce qui se passe dans le collectif ou, ce qui ne se passe pas, peut avoir un impact sur moi. Donc, on est bien de toute façon dans un lien. Là aussi, en tant que coach professionnelle j’accompagne la prise de conscience de ces liens entre ce qui se passe à l'intérieur de moi et ce qui se passe dans le groupe. C'est vraiment cette notion de prendre conscience, ce n'est pas d'abord d'essayer d'agir pour ou d'agir contre, c'est déjà de prendre conscience qui est essentiel.
Le fait que le collectif prenne conscience des effets de la procrastination et trouve des moyens pour avancer, est-ce un premier pas vers le chemin de l'organisation apprenante?
Ce n’est pas forcément le premier, mais c'est un pas essentiel sur le chemin de l'organisation apprenante. Et la procrastination, à partir du moment où elle est conscientisée, si j'emploie un terme qui n'est pas très beau, elle est un élément de l'organisation apprenante. L’organisation apprenante c'est la capacité d'une organisation à prendre soin des liens qu'elle a entre tous ses éléments individuels pour apprendre en permanence de l'environnement, de l'écosystème et des uns des autres. Du moment, où chaque collaborateur prend conscience, il apprend. Il en est de même pour le collectif. Prendre conscience de ce qui se passe lorsque l’on procrastine individuellement ou collectivement est bien un élément important de l'organisation apprenante.